La paix Volée (extrait)




Journal de Lucien


Le 28 juillet 1914

C’est drôle, mais hier soir, quand mon père m’a apporté ce cahier bleu, j’ai seulement écrit mon nom sur la première page et le mot JOURNAL. En m’appliquant, j’ai écrit la date avec les mêmes lettres que dans « Les Connaissances Utiles », c’est une grosse encyclopédie dans laquelle on trouve réponse à tout, avec des descriptions très savantes d’animaux et de plantes (la faune et la flore) d’Afrique ou des Amériques.

Il est environ onze heures. Papa et Maman sont à l’usine. Je ne sais pas où est Nini.

C’est les grandes vacances. Je suis tout seul et je me suis installé dehors, devant la maison. Je vois tout Ménil-la-Chapelle jusqu’au bois de la Hardelle et à la Tête du Violu (c’est une colline un peu plus haute que les autres). Notre maison est à flanc de coteau et, depuis ma chambre, je pourrais presque pisser dans la Meurthe. Si elle n’était pas si loin, naturellement !

Je m’appelle Lucien Mathieu. J’ai 12 ans. J’ai une grande sœur : Nicole. Mais tout le monde l’appelle Nini. Elle est amoureuse pour de vrai. Elle travaille à l’usine. Bientôt, moi aussi j’irai à la fabrique des frères Boulard. Papa y a commencé comme ouvrier tisserand, à l’âge de 13 ans. Ensuite, l’oncle Henri l’a aidé pour l’obtienne une meilleure place. Il est instituteur. C’est même le directeur de l’école. C’est un homme très respecté, mais sévère. Quand il vient à la maison, il me fait réciter un tas de choses. Par-dessus le marché, il ne veut pas que j’aille à l’usine. Nini y est bien, elle ! Il dit que je dois continuer au collège et veut que j’obtienne mon certificat d’études auparavant. C’est-à-dire l’année prochaine…

Bon, Nini, elle n’est pas à la filature en ce moment, d’ailleurs.

Elle prendra son poste cet après-midi pour travailler jusqu’à tard dans la nuit. Elle fait les trois-huit pour être avec son fiancé. Il s’agit bien sûr de Jacques Vanson. Il doit avoir dans les 22 ans. C’est un costaud tout blond et courageux, en dehors des heures de travail, il assure l’entretien des machines à filer, il fait le bûcheron avec mon père. 

On s’aime bien Jacques et moi. Et Papa a l’air content de le voir avec Nini. Comme Maman. Elle dit tout le temps qu’ils feront un beau mariage. Mais quand ? 

Mes parents essaient d’économiser. À coup sûr, ce sera une grande fête. J’aiderai avec ce que je gagnerai à l’usine. Dans le fond, ce n’est l’oncle Henri qui va me commander. Je ne suis pas son fils !

Germain est mon meilleur copain. Au début, il est bien vrai que Maman n’aimait pas trop me voir avec lui. Elle disait souvent qu’il terminerait comme son père : saoul du matin au soir.
Avant-hier, Germain et moi sommes allés voir César dans sa fermette ; c’est derrière l’ancienne scierie. Magnifique ! Il y a un grand pré. En avril, il devient tout jaune avec les jonquilles qui y poussent par milliers. Il y a même des gens de Gérardmer qui viennent en cueillir quand ils n’en ont pas assez chez eux pour leur fête. Ce pré démarre au bord de l’eau et monte doucement jusqu’à la lisière d’un bois où il s’efface dans la fougère et le houx. La maison de César est là. Elle est basse, avec des murs épais.

César a un peu plus de 60 ans et il a beaucoup voyagé. Il lui arrive de nous raconter sa vie en Allemagne, en Autriche ou encore en Russie. Longtemps il est resté à l’armée et il a même fait la guerre de 70.

À Ménil-la-Chapelle, il a aussi travaillé à l’usine, mais très peu de temps. C’est surtout à la ville qu’il a gagné sa vie. D’abord à Saint-Dié je crois, puis vers Épinal et Nancy. Il vendait et achetait de tout : du bois, des tissus, du bétail, des grosses machines…

Son nom entier, c’est César Lormont. Il paraît que c’est à la mort de sa femme qu’il est revenu à Ménil. Il vit des rentes de ses économies et du produit des meubles qu’il confectionne. Ses clients sont surtout des gens riches. Ils viennent parfois de loin pour lui acheter un petit buffet ou quatre chaises. Nous aimons bien aller le voir. Il nous permet de bricoler dans son atelier. Parfois, il pousse une braillante quand on utilise mal un outil. Si nous ne sommes pas à l’atelier, nous restons chez lui, dans la grande cuisine. Ça sent le lard fumé et l’ail. Il n’a jamais voulu de nous dans les autres pièces, dont les volets et les portes sont toujours verrouillés, même en plein été.

Sans doute dissimule-t-il des souvenirs rapportés de ses multiples voyages. Avec des photos et des affaires de sa femme. En fait, on n’en sait rien.

Dans la cuisine, on boit du café ou du lait froid. Dans son café, il met de la mirabelle. Il appelle ça un canard. Quand nous arrivons chez lui, il demande : « dites les mômes, on se fait un canard ? », nous nous regardons Germain et moi avant de nous asseoir tous les trois autour de la grande table. Alors, nous nous sourions d’un air entendu.

On parle de choses et d’autres, mais surtout de notre grand projet. Celui de construire une belle et grande cabane. Une vraie maison. Et quand nous travaillerons à l’usine, on vivra dedans. Sans un oncle Henri pour nous casser les pieds !

Naturellement, César sera toujours le bienvenu. Sans oublier que nous inviterons Jacques et Nini. Quand ils seront mariés, car avant ça ne se fait peut-être pas. J’en ai parlé à Germain. Il n’a aucune idée sur la question. Nous avons donc demandé à César, autant dire qu’il s’est fichu de nous en éclatant de rire. Mais ça ne fait rien, j’aime bien le voir rire. C’est vrai, souvent il a l’air triste. Il doit penser à sa pauvre femme.

Quand il a eu fini de rire et de boire son café, il nous a emmenés dans son atelier ou nous avons passé deux heures à fabriquer des sifflets en bois, dans du frêne. Germain découpait les lamelles, César creusait les petits rondins, moi je taillais l’emplacement pour la lamelle et j’assemblais les pièces.

Germain est dans la même classe que moi. Il est presque tout le temps le dernier. Souvent, je suis obligé de l’aider. C’est un peu normal : lui, il n’a plus de mère et encore moins d’instituteurs dans sa famille. Il vit seul avec son père et ce n’est pas facile. Certains jours, il reçoit des trempes carabinées et Maman le soigne. Finalement, je crois qu’elle l’aime bien, mais elle ne veut pas que ce soit dit.

Le 30 juillet 1914

Je me suis arrêté d’écrire d’un seul coup. Plus d’idées ! J’ai aidé Maman à éplucher des pommes de terre. Après manger, je suis allé rejoindre Germain au bout du Pré Brûlé. À l’endroit où nous devons construire notre cabane.

Nous avons tout mesuré afin de délimiter le plancher avec précision. Nous voulons bâtir cette maison très sérieusement. César nous a dit de bien définir le lieu et de tracer des plans. Faut reconnaître que ce n’est pas à la portée du premier venu !

Hier soir, nous n’avons pas dîné dans une bonne ambiance. D’abord, l’oncle Henri était là avec sa femme (elle s’appelle Eugénie et elle est moche !).

Juste avant de manger, il a commencé par me faire réciter tous les départements d’Afrique du Nord et ceux de la France métropolitaine, sans bien sûr oublier les préfectures ! Eh bien, je ne me suis pas trompé une seule fois. Faut dire aussi, depuis le temps que je les apprends… J’avais presque terminé quand mon père est arrivé. Il m’a dit en regardant mon oncle : « dans ta liste, mon fils, je crois que tu pourras bientôt rajouter ceux de l’Alsace-Lorraine. L’oncle Henri a poussé un long soupir.

− Pourvu que ça ne se passe pas comme je le crains, a-t-il dit un fronçant les sourcils.

− Que crains-tu donc l’Henri ? Y aura une guerre ? Et alors ? Mais allons, par pour demain matin ! Et même si… nous irons nous battre pardieu, et leur Guillaume, il comprendra mieux à qui il a à faire. C’est sûr !

− Ne parle pas ainsi Maurice, a dit Maman. Tu es en âge de la faire cette guerre… Et puis je vous en prie, causez d’autre chose ! D’abord, on va passer à table.

J’étais sidéré. Elle était au bord des larmes. À chaque fois qu’elle a envie de pleurer, elle se retourne brusquement comme si elle avait oublié quelque chose et elle fait semblant de fouiller dans le placard blanc, ou elle plonge la tête dans le vaisselier.

À table, pendant dix bonnes minutes, personne n’a rien dit. Nous avons mangé nos patates et notre morceau de fromage plus lentement que d’habitude. Chacun mastiquait en silence, l’air préoccupé. En fait, nous l’étions préoccupés et on n’entendait que le bruit des couverts dans les assiettes et le tintement des verres.

Moi, j’ai horreur de ça. Surtout que Maman n’arrêtait pas de renifler. J’ai alors commencé à raconter ce qui, à Germain et moi, nous était arrivé l’après-midi même.

Mais il faut d’abord que je décrive Ménil.

Ce n’est pas très grand, mais suffisamment pour que nous ayons une vraie gendarmerie et bien sûr deux écoles. Ne pas oublier : la mairie, l’église, la chapelle, quelques boutiques. En fin de compte, c’est presque une petite ville traversée par la Meurthe qui fait fonctionner l’usine. 

J’habite rue des Templiers, à deux cents mètres de l’école des garçons, avant l’usine textile en fait. 

Quand on longe les bâtiments, on passe devant le café tenu par la Louise, ensuite c’est la boucherie du gros Lemarchal. Il y a encore trois maisons, une ferme et le pont. De l’autre côté, c’est le Pré Brûlé où nous construirons notre cabane. Donc, cette après-midi, nous nous étions installés en haut du pré, sous les sapins, près d’un fourré. 

On voyait l’usine fumer par ses deux hautes cheminées, le gros Lemarchal faisait la navette entre sa boutique et chez la Louise, le curé discutait avec maître Petitnicolas, le notaire... Il y a plein de hauteurs comme ça autour de Ménil et je connais tous les endroits d’où on peut voir ce que font les gens lorsqu’ils sont dehors. 

J’ai raconté à Germain l’histoire de Robinson Crusoé.

J’ai lu le livre et je peux dire que c’est le seul ouvrage intelligent que m’ait passé mon oncle ! J’aime raconter et comme Germain m’écoute toujours, on est bien tous les deux. Nous imaginons que l’on vivra dans notre cabane comme Robinson et Vendredi. 

Quand j’ai eu terminé de débiter mon histoire, nous nous sommes séparés pour chercher des pierres et des grosses branches. Derrière un buisson, il y avait Nini et Jacques. C’est Germain qui les a vus le premier et il m’a appelé en imitant un petit cri d’oiseau. Ils étaient assis tous les deux, main dans la main. Ils ne faisaient rien de spécial et j’étais déçu. Par contre, Nini pleurait doucement, sans faire de bruit. Ils ne s’étaient pas disputés, on le voyait bien. Elle ne reniflait pas comme Maman, mais de grosses larmes coulaient sur ses joues un peu rouges. Ils parlaient tout bas, comme s’ils étaient dans une maison endormie.

− Tu sais Nini, on parle beaucoup de la guerre. Elle peut bien éclater du jour au lendemain. Dans six mois, dans un an. Peut-être avant… Le président de la République est rentré plus tôt que prévu de son voyage en Russie. Il n’est même pas passé par les pays du Nord comme il était annoncé dans le journal. C’est grave, il doit sûrement se tramer quelque chose…

− Mon chérie, déjà il y a deux mois, quand ce prince a été assassiné, tu…

− Ce n’était pas n’importe quel prince, mais l’héritier de la couronne d’Autriche-Hongrie.

J’ai expliqué en vitesse à Germain que l’Autriche-Hongrie est un grand pays entre nous et l’empire russe. Des fois, mon père l’appelle l’Austrobochie. Germain m’a demandé quelle langue on y parlait, mais je n’en sais rien. J’ai dit l’autrichien à tout hasard. Je poserai la question à César. On a continué d’écouter et Jacques a pris Nini dans ses bras. Je n’ai pas tout raconté de cette manière hier soir à table, mais Maman m’a dit de me taire et j’ai bien senti que si je continuais, elle allait se fâcher pour de bon. C’est Papa qui a parlé :

− J’ai lu dans le journal que le cuirassier de Poincaré n’était pas armé. Enfin, remarquez, ce n’était pas la peine et on doit encore discuter d’une guerre qui n’aura jamais lieu. D’ailleurs, on nous parle plus de la réforme électorale que de l’Allemagne. S’ils veulent la guerre, les Boches, ils nous l’auraient faite depuis longtemps, et l’Alsace doit bien leur suffire, non ? Le reste c’est des histoires de galonnards !

− Pourvu que tu aies raison Maurice, a répondu mon oncle avant d’avaler cul sec son verre de vin.


Le 31 juillet 1914

Nous sommes le soir et ils encore parlé politique il n’y a pas une heure. J’étais allongé sur mon lit. Ils étaient réunis en bas dans la cuisine. Impossible de les voir, mais facile de deviner leurs visages graves. Et j’ai entendu tout ce qu’ils disaient, Papa, mon oncle et Jacques :

− Il paraît que c’est un coup des Fritz, dit mon père. 

− Comment le savoir, peut-être un fou ?

− C’est difficile à dire pour l’instant. Il est tard, attendons les nouvelles. Les gendarmes en auront sûrement demain matin. Le garde champêtre n’a reçu le message de l’assassinat que vers sept heures. Sans doute craint-on des émeutes.

− C’est vrai, il y aura sans doute des réactions. C’était quand même quelqu’un Jaurès.

− Pour sûr, tu as raison Jacques, conclut mon père.

Ce matin, je suis allé seul chez César. Il n’était pas dans son atelier, mais dans la cuisine. Il lisait une lettre de plusieurs feuillets. Le papier était froissé. Quand je suis entré, il a un peu sursauté. Il m’a jeté un œil par-dessus son courrier :

− Tu m’as fait peur, lâcha-t-il en fourrant les feuilles de papier dans la poche de sa vieille veste en velours. Puis il est resté de longues secondes sans rien dire. Je me suis assis.

− Alors, elle avance cette cabane ? demanda-t-il brusquement.

− C’est un peu difficile pour les plans, mais je crois que nous avons trouvé ce qu’il nous faut : des dalles et des pierres pour le bas, des planches et des poutres pour le haut et aussi… Mais, je voulais te demander… Enfin, je voulais te parler d’autre chose.

− Je t’écoute mon gars.

− Tu crois la guerre possible ? 

− Tout est possible, malheureusement.

− Mais pourquoi ?

− C’est ainsi. Les hommes ne s’entendent pas toujours entre eux. Rarement même. On continue de se battre pour des territoires. Notre pays a des ennemis, mais aussi beaucoup d’amis. Il arrive qu’une guerre éclate à cause des amis. Parce qu’on doit les défendre. Tu défendrais bien Germain s’il devait lui arriver quelque chose n’est-ce pas ?

− Oui, mais…

− Bon, on va dans l’atelier ? Je vais te montrer comment fabriquer une porte. Il y aura bien une porte à votre palais, non ?

− Et blindée avec ça, surtout s’il y a la guerre, m’exclamai-je.

J’aurais bien voulu savoir qui lui avait écrit au César.

Quand Germain est arrivé, nous sommes finalement allés à la pêche. En rentrant, nous avons fait un détour par chez la Louise. Il n’y avait personne dans son bistro. Elle astiquait son comptoir. Elle nous a donné des bonbons que nous avons sucés en allant jusqu’au Pré Brûlé.

Il a fait chaud toute la journée. Quand l’orage va-t-il éclater ?



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  • Broché: 90 pages
  • Editeur : CreateSpace Independent Publishing Platform (2015)
  • ISBN-10: 1512017779
  • ISBN-13: 978-1512017779
  • Dimensions du produit: 15,2 x 0,5 x 22,9 cm







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